Depuis 1987, les Molières saluent chaque année les artistes et les spectacles les plus remarquables de la saison, réunissant tous les genres et tous les théâtres, publics comme privés. Cette année la cérémonie était encore plus importante pour nous, les Arméniens, puisque la pièce de Simon Abkarian, Électre des bas-fonds, qui était à l’affiche du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, a raflé le Molière du théâtre public, le Molière de la mise en scène dans le théâtre public et le Molière de l’auteur francophone vivant. Simon Abkarian avait déjà été récompensé d’un Molière du meilleur comédien en 2001 pour la pièce Une bête sur la Lune, qui raconte la vie d’un rescapé du génocide arménien.

Quelques jours après la cérémonie, nous avons eu la chance et le grand plaisir de rencontrer le grand acteur, dramaturge et metteur en scène Simon Abkarian pour parler de cette victoire et de ses futurs projets.

-Monsieur Abkarian, pendant ces longs mois de confinement, on lisait partout que la vie ne serait plus pareille. Pour vous, est-ce que ce changement est visible?

-Non, pas vraiment. Parce que tout ce qui s’est passé, j’en étais déjà conscient. Le fait de surproduire, de surmanger, de surtuer les animaux, de gagner de l’argent inutilement et de surconsommer, tout cela je savais déjà. La conscience que j’ai du monde, le regard que je pose sur lui n’a été que confirmé avec ce qui s’est passé.

-Électre des bas-fonds est une adaptation de la tragédie grecque. Vous dites souvent que la tragédie est un support pour parler du monde d’aujourd’hui. Comment est-il, ce monde d’aujourd’hui ?

-J’ai l’impression qu’il est en crise. Regardez ce qui se passe en Arménie. On pose des obstacles à Nikol Pachinian sans cesse. Son intégrité politique n’est plus approuvée, sa bonté n’est plus approuvée. Moi, je crois en l’opposition, mais dans ce cas-là, elle n’est pas saine. Dans le monde entier il y  a les facteurs qui sont toujours liés à l’argent et à ceux qui veulent l’argent. Et cela pose des problèmes au plus grand nombre. On nous empêche de vivre une vie normale sous prétexte que le profit personnel n’est pas prioritaire, mais en même temps le bonheur de plus grand nombre est au second, voire au troisième plan, même parfois sur aucun plan du tout.

-Dans le monde d’aujourd’hui, les mouvements féministes prennent de l’ampleur en poursuivant dans le général le même objectif : protéger les droits des femmes. Il est impossible de ne pas remarquer que dans toutes vos pièces, vous donnez beaucoup de rôles aux femmes. Pourquoi ? Est-ce plus intéressant de travailler avec les femmes ? 

-Je crois qu’il est temps de céder la place aux femmes. Moi j’ai besoin d’entendre le point de vue féminin, j’ai besoin d’entendre la version du monde des femmes. Oui, c’est toujours intéressant et enrichissant de travailler avec les femmes parce que le mécanisme de pensée est différent de celui des hommes. Moi en tant en tant que garçon je dois réparer, puisqu’on a fait beaucoup de tort aux femmes. Depuis 3 000 ans, ils nous disent que l’être parfait, c’est le masculin, même dans les mosquées, les églises, les synagogues, il n’y a que les hommes qui sont entre Dieu et nous.

-« L’espace n’est pas masculin », comme vous l’avez dit lors de la cérémonie des Molières. Il faut le partager entre les femmes et les hommes.

-Bien sûr ! En France ou ailleurs, le problème de parité ne devrait même plus exister, la chose devrait être dite et réglée. Les femmes ne devraient être plus battues et soumises aux diktats de l’homme.

-Dans une interview, vous avez avoué que pour vous le plus grand défi au théâtre, c’est la tragédie grecque. Et au cinéma ?

-Au cinéma, ce qui est le plus intéressant pour moi, c’est de travailler avec les metteurs et metteuses en scène, des hommes et des femmes qui ont une vision claire et qui sont fidèles à cela. J’aime bien les films qui parlent de l’humain, parfois je joue aussi dans des films qui sont moins parlants ou profonds mais cela permet de temps en temps de respirer aussi. Le plus intéressant dans le cinéma, c’est de parler de la condition humaine, ce qui n’est pas toujours facile. Il faut trouver les bonnes formes sans que cela soit écrasant pour le spectateur et sans que ce soit que de l’entertainment à l’américaine. Cela doit arriver à toucher l’âme et le cœur des hommes et des femmes.

-Entre le théâtre et le cinéma, que choisiriez-vous ?

-Je ne peux pas choisir entre ma mère et mon père. Le théâtre pour moi reste un espace qui est libéré des contingences financières. Là on n’a pas de contraintes financières, au contraire du cinéma. Le théâtre reste encore un endroit où la liberté intellectuelle, poétique et artistique peut être pratiquée sans passer forcément par la case argent.

-Metteur en scène ou acteur ? 

-J’aime bien jouer mais là je me dirige de plus en plus vers le rôle de metteur en scène.

-Dans ce cas, pourquoi ne pas réaliser un film ?

-Je suis en train de travailler sur un scénario que je voudrais tourner l’été prochain.

-En Arménie ?

-Non, mais j’ai un autre projet en Arménie. Je voudrais y aller pour faire des recherches pour ma prochaine pièce. Je voudrais aussi jouer un jour Électre des bas-fonds en Arménie. Mes acteurs seraient ravis, enchantés de venir jouer dans ce pays dont je leur ai beaucoup parlé et qu’ils ont découvert à travers la musique.

-Malheureusement, le théâtre ne fleurit pas dans l’Arménie d’aujourd’hui…

-À l’époque soviétique, le niveau du théâtre était de très bonne qualité. Le corps national a gardé la mémoire de cette beauté-là. Les gens qui ont pris le pays entre leurs mains depuis 20-25 ans ont tout détruit sur leur passage. Je pense qu’aujourd’hui les conditions existent pour redonner au théâtre toute la force et la beauté qui lui sont dues. C’est aussi dans la volonté politique de pouvoir aider les artistes, les conservatoires, les théâtres, etc. Je sais que monsieur Pachinian et son équipe ont cette conscience. Ils ont juste d’autres chats, voire tigres, à fouetter. Chaque chose en son temps.

-L’acteur principal de votre pièce est la musique. Le trio Howlin Jaws, dont votre fils est membre, est présent tout au long du spectacle. En fait, même dans le cas de la tragédie grecque, vous ne pouvez pas vous passer de musique ?

-La tragédie sans musique, c’est courir sans poumons, voler sans ailes. Ce n’est pas possible de raconter la tragédie sans musique. Autrement on tombe dans le drame psychologique et cela, franchement, ne m’intéresse pas du tout.

-Etes-vous d’accord avec Shakespeare selon qui « le monde entier est un théâtre » ?

-Oui, bien sûr ! Et pour moi, la pièce est parfois jouée par de très mauvais acteurs.

-Heureusement, l’actrice principale de votre théâtre-vie est une actrice talentueuse et brillante, Catherine Schaub Abkarian.

-Avec Catherine, on est vraiment une pomme coupée en deux, on se complète bien. Catherine a fait les Beaux-Arts, c’est quelqu’un qui a un œil très aiguisé en ce qui concerne l’esthétique. Elle connait le vocabulaire. Je lui demande toujours son avis comme elle demande le mien, c’est une collaboration commune, absolument commune. Les gens disent vulgairement que derrière chaque grand homme il y a une grande femme. Ma femme n’est pas derrière moi, elle est à mon côté !

-Vous avez dit que le théâtre et la beauté vont sauver le monde. Et le cinéma aura son rôle à jouer aussi ?

-Je pense que les artistes de tous bords, tous les hommes et toutes les femmes auront leur rôle à jouer. Et j’insiste sur homme et femme parce qu’on a besoin des deux énergies, des deux visions, des deux souffrances, des deux savoirs. Je crois que la beauté sauvera le monde, sinon j’arrête tout et je saute par la fenêtre. Tous les artistes, tous les gens qui proposent des espaces de beauté, de réflexion et d’intelligence unissent leurs efforts pour que le monde ne sombre pas totalement.

Lilit Sokhakyan

Paris, 2020